Cette année, tout comme les années précédentes, nous étions à Sèvres, pour les 14èmes Rencontres de l’Imaginaire. Et de nouveau nous avons pu discuter avec des auteurs et des exposants, admirer de nombreuses oeuvres exposées, faire même nos petites courses et avoir des dédicaces (on va pas le cacher).
Comme l’année dernière, Philippe Curval était de la partie, et c’est avec plaisir qu’il a bien voulu se plier à une petite entrevue. Petite par ces questions, majestueuse dans son déroulé ; à l’instar de l’auteur, pilier de la science-fiction francophone depuis plus de 50 ans.
Le Mont des Rêves : Au risque de faire cliché, commençons par le commencement : D’où t’es venu le goût de la SF ou plutôt plus globalement, de la littérature de l’imaginaire (celle lue puis ensuite, celle écrite par toi-même) ?
Philippe Curval : Des romans qu’écrivaient les auteurs français sous le titre de romans extraordinaires, de Jules Verne à Rosny Aîné, de Gustave Le Rouge à Jean de la Hire, de Maurice Renard à Jacques Spitz, sans compter des centaines d’autres que je dénichais dans les bibliothèques. Après 1950 est venue la Science-fiction anglo-saxonne. Mais j’avais déjà été ébloui par H.G.Wells. En tout cas, je récuse le fait d’écrire de la littérature de l’imaginaire, car toute fiction en fait partie. Non, ce qui m’intéresse, c’est bien l’envie de cerner les changements de société que produit l’accélération de la technologie. En inventant des mondes qui ressemblent au nôtre, mais où tout est sensiblement différent. En créant des avenirs qui pourraient se produire si le futur basculait dans un sens que la société n’avait pas prévu.
Le MDR : Peux-tu me parler de tes premiers romans, « Les fleurs de Venus » (1960), « Le ressac de l’espace » (1962) et « La forteresse de coton » (1967) ? Quel regard y portes-tu de nos jours ?
Philippe Curval : J’ai commencé à écrire Le Ressac de l’espace à dix sept ans. Je souhaitais aller à contre-courant de tous les récits où les extraterrestres sont des envahisseurs où sont envahis, en inventant des créatures capables de créer une symbiose harmonieuse avec les Terriens ( pas tous heureusement). Je pense avoir réussi puisque le roman paru 16 ans plus tard à cause de nombreux avatars (on m’a volé mon unique manuscrit dans ma voiture), s’est vendu à 150 000 exemplaires et que je lis encore aujourd’hui des critiques favorables dans les blogs. Les fleurs de Vénus n’était qu’un premier balbutiement que je ne regrette pas d’avoir écrit, car il faut bien commencer à publier. Quant à la Forteresse de coton, c’est toute une autre histoire, ma première plongée dans la littérature générale à une époque (les années 60) où la SF avait perdu tout crédit. C’est un roman fantasmatique dicté pendant des années au cours de mes séjours à Venise, à partir des photos que je prenais. Anne, ma femme, transcrivait les bandes sur une machine à écrire. Puis le texte a pris peu à peu sa forme actuelle. Disons qu’il s’agit plutôt de fiction spéculative que de science-fiction. Le roman n’a jamais cessé d’être réédité depuis sa parution en 1967 chez Gallimard.
Le MDR : Il y a tellement d’auteurs à lire et découvrir de nos jours que je n’ai découvert ton oeuvre que tardivement avec « Y a quelqu’un ? » (1979), du coup, quels conseils donnerait-tu aux lecteurs d’aujourd’hui sur la Science-fiction ainsi que ta propre oeuvre ?
Philippe Curval : Vaste programme ! Bien sûr, en ce qui me concerne, j’attirerais volontiers l’attention d’éventuels lecteurs sur ma trilogie de l’Europe après la pluie, parue à La Volte. Ce sont trois romans parus dans les années 70 et qui évoquent d’assez près (sur le mode romanesque) la situation que nous vivons aujourd’hui. Toujours à la Volte, Juste à Temps, un roman lyrique sur la baie de Somme où les marées du temps déferlent sur notre quotidien, bouleversant la chronologie. J’indiquerais aussi trois de mes romans préférés: Congo Pantin, Lothar blues, La Face cachée du désir. Ainsi que mon dernier recueil de nouvelles qui vient de paraître On est bien seul dans l’univers. Un choix sur mon travail depuis 45 ans.
Sinon, bien sûr, j’ai été bouleversé quand la SF anglo saxonne a déferlé en France. Sturgeon pour commencer, Dick, évidemment, Schekley et Brown pour le plaisir, Plus récemment, Greg Egan, Stephen Baxter pour son chef d’œuvre Evolution, Robert Charles Wilson, Christopher Priest, Ballard. Chez les Français, Bordage, Ligny, Barberi, Calvo.
Le MDR : Tu cites Philip K.Dick dont tu sembles un grand fan et dont le vécu a souvent d’une certaine manière plus ou moins imprégné son oeuvre (je pense à ses personnages féminins aux cheveux noirs et dont le livre éponyme La fille aux cheveux noirs regroupe plusieurs lettres à des femmes aimées ou inspirantes). Peut- tu dire que ton propre vécu et tes nombreux voyages ont aussi grandement nourri tes livres ?
Philippe Curval : Sans aucun doute. J’ai eu la chance, très jeune, de voyager en solex à travers la France, l’Italie et l’Allemagne. J’ai pratiquement fait le tour de ces trois pays, dans un paysage de ruines dues à la guerre qui venait de se terminer. Pendant un moment, mon nom a figuré dans la liste des records pour avoir parcouru des dizaines de milliers de kilomètres en solex. Puis après avoir sillonné l’Angleterre, le Danemark, la Norvège, la Suède, dès que je l’ai pu, j’ai voyagé en Asie, en Afrique, en Amérique latine, aux États-Unis, etc. Ensuite, comme journaliste, j’ai fait des reportages dans le monde entier. Bien évidemment, une grande partie de mon œuvre est influencée par ces voyages. Ne serait-ce que pour appréhender les différences culturelles entre les pays, ce qui facilite la construction de romans où les paysages, les mœurs, les individus sont différents, en transposant son propre vécu. De plus, le travail de journaliste permet de pénétrer toutes les couches de la société, de se rendre dans des endroits inaccessibles au tourisme, de dialoguer avec des paysans, des artisans, des commerçants, des industriels, des responsables politiques, etc.. Ce retour d’expérience est très important dans mes romans puisqu’il me permet de faire vivre avec une certaine intensité des personnages réels dans des mondes inventés.
Akiloë en est un parfait exemple puisqu’il m’a été suggéré à la suite de cinq longs voyages en Guyane. Mais je n’aurais pas écrit Blanc comme l’ombre sans avoir été au Chili, une novella comme Murs bombés dans la fièvre sans avoir vécu quelque temps au Japon ni l’Europe après la pluie si je n’avais pas eu une profonde expérience des diverses sociétés qui la composent. Plus localement, Les sables de Falun et Juste à temps tirent profit du fait que j’ai passé, depuis mon enfance, des vacances puis une partie de ma vie au bord de la baie de Somme. Ce qui m’a permis de produire une fiction qui tente de restituer la fascination que ce paysage exceptionnel exerce sur moi, en combinant des marées du temps avec les marées naturelles. Par ailleurs, la photographie est un excellent moyen de pénétrer au cœur du réel. Ainsi, Congo Pantin, l’un de mes romans préférés, a été écrit à la suite d’un reportage photographique de plusieurs années que j’ai réalisé sur cette banlieue.
Mais, dans l’ensemble, chacun de mes romans porte les traces de mes voyages, de ma vie et de mon métier.
Le MDR : Curieusement je voudrais revenir sur « Y a quelqu’un ? » et y tracer un parallèle.
J’y ai retrouvé une certaine résonance assez curieuse avec notre époque actuelle. Dans celui-ci tu décris le Paris en rénovation des années 70 et en fait une parfaite toile de fond à plusieurs disparitions assez insidieuses. De nos jours je constate de plus en plus la disparition progressive (essentiellement à Paris pour ma part) de nombreux lieux dédiés à la culture souvent remplacés par des enseignes de vêtements ou cigarette électronique. Bien sûr la dématérialisation joue son rôle là dedans et je ne vais pas la diaboliser non plus mais je ne peux qu’être d’une certaine manière inquiet par quelque chose qui me semble vite passé sous silence. Qu’en penses-tu ?
Philippe Curval : Je suis parisien d’origine depuis quatre générations, né à Paris, vivant à Paris. Cette ville constitue pour moi la base de ma formation. Malgré mon goût des voyages, je ne pourrais pas vivre ailleurs. Y a quelqu’un ? est en quelque sorte un hommage que je lui rends. Le plus troublant pour quelqu’un qui parcourt le centre de la ville depuis des décennies, c’est de constater qu’actuellement son architecture générale a très peu changé depuis ma naissance. Sauf les boutiques, les cinémas, les banques, les garages, les cabarets, les bars, les restaurants, les librairies, etc.. C’est ce constat très perturbant qui m’a amené à écrire Y a quelqu’un ? Mon journal était placé rue Cambon. Tous les jours nous la fréquentions. Quand, soudain, disparaissait une boutique, remplacée par une autre. La plupart du temps, nous étions incapables de savoir quel genre de commerce pratiquait la précédente. Tour de prestidigitation mental qui m’a fait réfléchir à l’absence de pérennité de la mémoire à ce sujet. De là à commencé mon roman par la disparition subite de la compagne du personnage principal dans l’explosion d’une galerie des Champs-Élysées (qui n’existe plus d’ailleurs) et poursuivre par sa recherche effrénée dans un paysage urbain en proie au temps.
En revanche, la banlieue a totalement changé. C’est ce qui m’a amené à écrire Congo Pantin.
Le MDR : Enfin pour terminer, comme tu l’évoquais, tu as récemment sorti plusieurs oeuvres chez La Volte. Quels sont tes projets à venir ?
Philippe Curval : D’abord un roman qui brasse tous les genres, S.F, fantastique, littérature générale, humour, dont les quatre sujets principaux sont le langage, l’amour, Venise et les arts plastiques. Ce dernier sujet constituant le lien avec les autres. Il s’agit secrètement d’une enquête sur les mystères de l’art contemporain dont je suis un passionné depuis toujours, même si je n’approuve pas toutes ses dérives. Il paraîtra dans le second semestre de l’année prochaine. Son titre n’est pas encore complètement défini ; pour l’instant, il se nomme iCortex.
Après la mort de ma femme, juste après un long séjour à Venise, j’ai entièrement réécrit une novella que j’avais publiée chez Laffont dans l’anthologie Utopie 75. C’est une aventure nostalgique et délirante sur une planète artificielle nommée Nopal. C’est une utopie philosophique que j’ai dédiée à sa mémoire. Son titre : Un souvenir de Loti.
J’ai commencé sur un site consacré à l’automobile qui se nomme Caradisiac et qui reçoit 11 millions de visites par mois, une série de nouvelles consacrées à la voiture du futur. La première, qui vient de paraître, se nomme Vingt-quatre heures déments.
Je suis en cours d’écriture d’un roman qui se nomme Le Paquebot immobile. Je l’ai conçu comme une réplique dans le futur de L’île à hélices de Jules Verne.
Enfin je prépare la publication d’un épais recueil qui contiendra une centaine de mes “décollages”. Ce ne sont pas des illustrations, mais des images photographiques de l’impossible qui constituent des nouvelles visuelles à part entière.
Chroniques de Philippe Curval sur le site Quarante-deux.org